Avec le 11 novembre 2018 qui s’affichera bientôt sur nos calendriers, nous voici arrivés au terme de quatre années pendant lesquelles autorités militaires, administratives, politiques, médias (1) et associations ne se sont pas privés de commémorer le centenaire de la Grande Guerre.
Si la Citadelle de Liège a son Enclos des fusillés (2), dédié aux résistants de la deuxième guerre mondiale, l’ancien Fort de la Chartreuse a son Bastion des Fusillés, lieu d’exécution et premier site d’inhumation des patriotes de 1914-1918.
L’odonymie (3) locale est généreuse en souvenirs de cet épisode tragique: rue du Bastion, rue des Fusillés, rue Justin Lenders, rue Louise Derache, fusillés le 7 juin 1915, rue Elise Grandprez, fusillée le 8 mai 1917, mais aussi rue Auguste Javaux, fusillé quant à lui à Hasselt le 16 décembre 1916.
Sur le document nr 2, en rouge, les remparts du bastion nr 1 tels que conçus en 1817. Le bastion était prolongé par la flèche nr 1 (en jaune), totalement disparue. La flèche nr 2 existe toujours, dans le parc de la Chartreuse (voir notre article La construction du fort de la Chartreuse).
Là où les balles allemandes frappèrent se trouvait donc le bastion nr 1. Le fort comprenait cinq bastions. Voici un peu plus de deux cents ans que les premiers coups de pelle y furent donnés, en avril-mail 1818. Ce bastion fut le premier à être édifié, de 1819 à 1820. A cette époque, la route traversant le hameau exproprié de Péville et montant vers Fléron existait encore: les bâtisseurs l’utilisaient pour acheminer les matériaux (4). Le document nr 3 nous apprend que ce bastion était équipé de 11 canons.
En 1891, le fort, ne présentant plus d’intérêt stratégique, fut déclassé en simple caserne de l’Armée belge. Les glacis entourant la construction furent libérés de l’interdiction de construction et le quartier se développa.
En effet, des « investisseurs fonciers » (déjà…) firent l’acquisition des terrains libérés: M.M. Jowa, Vandenhoff et Coumans. Eugène Vandenhoff possédait en 1899 une partie des anciennes fortifications (5). Il obtient l’autorisation de la Ville de créer la rue qui porte à présent son nom, reliant la rue de Herve à la rue Fraischamps. Il fit également tracer la rue des Fortifications, reliant l’actuelle rue des Fusillés et la rue de Herve à la rue Vandenhoff.
Le 2 aout 1914, l’Allemagne occupe le Grand-Duché de Luxembourg. Elle exige de la Belgique le libre passage de ses troupes. L’ultimatum est rejeté. Le 3 aout, l’empereur Guillaume II déclare la guerre à la France. Le 4 à l’aube, deux divisions franchissent la frontière germano-belge et se dirigent vers Liège. La Chartreuse est rapidement occupée. L’un après l’autre, les forts cessent le combat. Le 15 août, le fort de Loncin explose: un obus de la « grosse Bertha » a touché une poudrière. Les combats cessent le 16.
Cette résistance héroïque des 12 forts (dont ne faisait pas partie l’ancien fort de la Chartreuse) et de la IIIe division commandée par le général Leman fait l’admiration des français et des britanniques. Dès le 7 août 1914, la Légion d’Honneur est accordée à la ville de Liège. Seules 5 autres villes hors territoire français bénéficièrent ultérieurement du même honneur. À Paris, la station de métro Berlin et la rue du même nom sont rebaptisées Liège. Et les cafés viennois deviennent des cafés liégeois (6)…
Arrêt des combats en région liégeoise, mais les patriotes ne baissent pas les bras: des réseaux de renseignement se mettent en place. Durant les 4 ans de guerre, 9.500 Belges et 300 Français ont fait partie de services d’observation sur le territoire belge, services belges, français et anglais. 7.000 appartenaient aux services anglais. Parmi les 48 fusillés de la Chartreuse, 22 étaient des membres des services français (7).
En mai 1915, Dieudonné Lambrecht (1882-1916), organise un réseau de renseignements particulièrement efficace. Il sera cité pour la Croix de Guerre en novembre 1915. Arrêté le 4 mars 1916, il sera détenu à la prison Saint-Léonard. Condamné à mort le 12 avril, il est conduit à la caserne de la Chartreuse le 17. De son cachot, il écrit à son cousin Walthère Dewé, puis à son épouse:
Je viens d’être transféré de Saint-Léonard ici, et comme je l’ai pressenti, c’est pour y apprendre la nouvelle fatale… Demain 18 avril, je serai exécuté. Quelle coïncidence, ce sera justement le dernier jour de notre dixième année de mariage. Dix ans de bonheur passés près de toi ! Dieu n’a-t-il pas été déjà assez bon de m’avoir réservé tant de joies jusque maintenant (…). |
Tous les fusillés connaitront le même parcours. Mais d’autres prisonniers étaient également enfermés dans l’ancien fort. Ils étaient parfois visités par des membres de leurs familles ou des amis, notamment pour recevoir des vêtements propres et de la nourriture. Le désoeuvrement de la captivité était mis à profit pour écrire, pour dessiner.
Conseiller communal de la Ville de Liège dès 1884, Gustave Kleyer (8) fut désigné bourgmestre en 1900, mandat qu’il exerça jusqu’en 1921. C’est lui qui, des mains du Président de la République française Raymond Pointcarré, reçut la Légion d’Honneur octroyée à la Ville de Liège. Durant la Grande Guerre, il fit tout son possible pour protéger ses concitoyens. En voici un exemple: il sollicite une autorisation pour qu’Oscar Pecqueur puisse rendre visite au prisonnier Paul Demaret et lui apporter vêtements et nourriture.
Après la mort de Dieudonné Lambrecht, Walthère Dewé (9) jure de le venger. Il reprend en main le réseau de son cousin et le développe sous l’appellation de Dame Blanche (10,11). A la fin de la guerre, plus de 1.000 personnes y étaient actives, sur une cinquantaine de point d’observation. Walthère Dewé reçoit cette lettre, élogieuse, datée du 21 juillet 1918 (12):
Notre War-Office nous a tout récemment certifié que le travail de votre organisation représente 70% de la somme totale des renseignements obtenus par toutes les armées alliées, non seulement par la Hollande, mais aussi par les autres pays neutres. Ce fait vous fera réaliser le rôle unique que vous remplissez (…). |
Walthère Dewé ne fut jamais arrêté. Il reprendra du service durant la IIe Guerre Mondiale avec le réseau Clarence. Mais son action s’arrêtera brutalement, le 14 janvier 1944…
Après leur exécution, les fusillés du Bastion y étaient sommairement inhumés, certains sans cercueil d’ailleurs. A peu près un an après la fin de la guerre, les corps sont exhumés et la Ville de Liège leur rendra un hommage solennel en décembre 1919. Certains seront alors inhumés au cimetière de Robermont, là où sera aménagée la pelouse d’honneur. D’autres seront pris en charge par leur famille. Les frères Collard sont les seuls à bénéficier d’une sépulture au Bastion des Fusillés.
Un autel et une croix sont édifiés à l’endroit de l’exécution (photo 18). Il deviendra un lieu de recueillement et de commémoration. Une pierre brute rappelle la fin tragique des prisonniers.
C’est Walthère Dewé qui donnera vie à ce lieu de mémoire. Une association voit le jour le 11 novembre 1921: Le Bastion de Liège, devenue Société Royale Le Bastion de Liège en 1971 (13). Son président actuel est Olivier Hamal. Dans le Conseil d’Administration installé en 2015, on trouve aussi Marc Dewé, Philippe Dewé et Marianne Dewé… Les statuts de 1921 précisent son objet social:
1° veiller à la conservation, à l’appropriation et à l’entretien: a) des vestiges ainsi que des sites de combat de la bataille de Liège et de la défense des forts, en août 1914; b) du Bastion de l’ancien fort de la Chartreuse, où furent exécutés, au cours de la Grande Guerre, quarante-huit patriotes de diverses nationalités, membres des services de renseignements alliés, et où reposent les frères Louis et Antony Collard, de Tintigny, soldats d’observation de « La Dame Blanche », tombés saintement en ce lieu, le 18 juillet 1918, à l’heure même du déclenchement, par le maréchal Foch, de la contre-offensive victorieuse des Alliés; c) des symboles de la résistance de la population civile au joug de l’ennemi; d) des traces des atrocité commises par les troupes allemandes, lors de l’invasion et au cours de l’occupation. 2° exalter la mémoire des faits d’armes et des vertus civiques que ces souvenirs sacrés évoquent, pour servir d’enseignement aux générations futures et pour perpétuer la gloire acquise par Liège. |
En 1922, un mémorial est placé contre la tour d’angle de la prison Saint-Léonard, là où les fusillés furent enfermés après leur arrestation. En 1933, on le complète par une plaque de bronze.
Une souscription sera lancée pour l’érection d’un monument au Bastion des Fusillés. Il sera inauguré en 1931.
Si la Commission royale des Monuments (14) a été instituée en 1835 déjà par un arrêté royal de Léopold Ier, ce n’est que bien plus tard que débutera l’oeuvre de protection des monuments et sites. Quelques mois avant le début de la Grande Guerre, une loi pour la préservation du champ de bataille de Waterloo marquera le début des classements légaux.
Il faudra attendre le 13 janvier 1989 pour voir le Bastion classé comme site et l’autel, la croix et le Monument des Fusillés comme monuments.
Quand on ferma la prison Saint-Léonard en 1983, la plaque en bronze du mémorial fut transférée au Bastion des Fusillés. Hélas, on la déroba en juin 2011. Il faudra attendre ce 25 avril 2018 pour que l’on replace les noms non pas par du bronze, mais par une stèle en pierre, gravée (voir notre article Inauguration de la nouvelle stèle au Bastion des Fusillés).
Deux jours plus tard, c’est le monument des Fusillés de 1931 qui fut visé par des vandales: la statue du Fusillé disparut. On la retrouva le 26 septembre, coupée en deux… Les auteurs du vol ont été arrêtés (voir notre article La statue du Fusillé retrouvée). Restaurée à l’initiative du Colonel Hames, commandant militaire de la province de Liège, sera prochainement réinstallée au Bastion, mais sous forme d’un moulage. L’original sera exposé dans un lieu à déterminer.
(2) Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Enclos_des_fusillés_(Liège)
(3) Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Odonymie
(4) Le fort de la Chartreuse, création hollandaise (1818-1823), Jacques Liénard, Bulletin Le Vieux Liège, fascicule 9, 2000.
(5) Si Grivegnée m’était conté, Roger Dumoulin (1990), réédition Noir Dessin Production, 2012
(6) Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Liège_(métro_de_Paris)
(7) Comment ils meurent, J. Nysten, Dessain, Liège, 1920
(8) Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Gustave_Kleyer
(9) Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Walthère_Dewé
(10) Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Dame_blanche_(réseau_de_renseignements)
(11) Voir https://encyclopedia.1914-1918-online.net/article/La_Dame_blanche
(12) Le Drame de la Chartreuse de Liège, Historique – Lettres, Dom Hadelin de Moreau, Delannoy, Bruxelles, 1924
(13) Voir http://labos.ulg.ac.be/memoire-politique/le-bastion-asbl/
(14) Commission royale des Monuments, Sites et Fouilles de la Région wallonne, depuis 1989 (voir http://www.crmsf.be/fr/accueil)
André Rombauts,
avec mes remerciements à M.M. Christian Pisart et Olivier Hamal.
Publié le 9 novembre 2018
Mis à jour le 4 août 2023
http://www.lachartreuse.org/web/ils-etaient-48/